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L’Etat de droit «testé positif» à la COVID-19 au Gabon ?

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Les constituants gabonais de 1991 avaient pour objet d’établir un régime démocratique en  mettant un terme au gouvernement de type présidentialiste caractérisé par l’autoritarisme, la  concentration des pouvoirs et les violations manifestes des droits fondamentaux des citoyens. Pour  y arriver, ils ont posé des bornes au pouvoir en consacrant, au Préambule et à l’article 5 de la Loi  fondamentale, le principe de l’Etat de droit.  

L’Etat de droit est un système juridique dans lequel les autorités sont soumises aux normes  hiérarchisées qu’elles édictent et dont la violation est sanctionnée par le juge constitutionnel. Il  implique, du point de vue matériel, l’idée de limitation juridique du pouvoir, matérialisée par la  séparation des pouvoirs et de hiérarchie des normes juridiques garanti par la juridiction  constitutionnelle dont les décisions s’imposent à tous. Mais, il véhicule également, dans son sens  substantiel, un ensemble de valeurs et de principes qui ont pour noms les droits et libertés fondamentaux dont la garantie est également assurée par le juge.  

Toutefois, depuis la proclamation de l’état d’urgence remplacé par le régime de catastrophe  sanitaire, ces piliers de l’Etat se trouvent manifestement ébranlés. 

D’abord, la limitation juridique du pouvoir. Elle signifie que les gouvernants sont  soumis à un régime de droit. En d’autres termes, ils ne peuvent agir qu’en vertu d’une habilitation  juridique expresse. Dans cette perspective, l’exercice du pouvoir se transforme ici en une compétence instituée et encadrée par la Loi fondamentale. Autrement dit, c’est elle qui fixe à la  fois le fondement, le cadre et les limites de leurs actions. C’est l’objet de la séparation des  pouvoirs. En effet, pour reprendre Montesquieu « tout homme qui a du pouvoir est tenté d’en  abuser » ; mais, pour qu’on n’abuse pas du pouvoir, il faut que, « par la disposition des choses, le  pouvoir arrête le pouvoir ».  

Selon les dispositions de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen  de 1789, « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des  pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». C’est sans doute pour s’arrimer à ce texte de  renvoi du Préambule que le constituant gabonais a innové en consacrant expressément, en son  article 5, le principe de la séparation des pouvoirs exécutif (Titre 2), législatif (Titre 3) et judiciaire  (Titres 5 et 6). Dans sa décision n°2/CC du 17 mars 1999, la Cour constitutionnelle gabonaise  considère qu’il s’agit d’un principe constitutionnel2.  

Depuis la crise sanitaire, ce principe est manifestement malmené au profit de l’exécutif qui  procède ainsi à la concentration des pouvoirs.  

En effet, si les textes confèrent au gouvernement la compétence pour prendre des mesures  d’urgence, il convient de rappeler que certaines de ces mesures sont prises sans le respect de la  séparation des pouvoirs. Ainsi, pendant la période du confinement total, la justice n’avait pas été considérée comme un service public essentiel. Du coup, le gouvernement avait les mains libres  pendant cette période sans qu’aucun justiciable ne puisse porter ses réclamations devant un juge. De même, les récentes sorties des parlementaires montrent à suffisance que le Parlement  n’est pas suffisamment sollicité ou même informé par le gouvernement sur les mesures prises dans  la lutte contre la COVID-19. En effet, depuis la promulgation de la loi n°003/2020, selon une  pratique gouvernementale constante, les différents textes réglementaires pris en son application pour prévenir, lutter et riposter contre la pandémie de COVID-19 n’ont jamais respecté la  procédure d’information du Parlement imposée par cette loi.  

Par ailleurs, l’essentiel des mesures prises par l’exécutif relevant du domaine du règlement,  ce dernier se trouve dégagé de tout contrôle politique réel. Il convient de noter également que,  pendant la crise sanitaire, le gouvernement a usité la technique du passage en force au Parlement  pour l’adoption sans débat démocratique, par une poignée de parlementaires, de certaines lois  initiées, qu’il s’agisse de la réforme du code pénal dépénalisant l’homosexualité en 2020 ou de la  modification du code civil en 2021, renversant les soubassements de la famille. 

Ensuite, la hiérarchie des normes juridiques. Elle est une conséquence directe de l’Etat  de droit. Si elle n’est pas directement consacrée par la Constitution, la Cour constitutionnelle, dans  sa décision n°2/CC du 4 mars 1996, considère qu’il s’agit d’un principe constitutionnel3. La  hiérarchie des normes marque le fait que dans l’Etat, aucune situation juridique ni aucune règle de  droit ne peut être en contradiction avec les dispositions constitutionnelles, la Constitution étant  placée au niveau le plus élevé de l’ordonnancement juridique qui régit l’Etat. Cette position de la  Constitution par rapport à l’ordonnancement juridique général, Kelsen l’explique en se servant de  l’idée d’une pyramide, c’est-à-dire d’un édifice à plusieurs étages superposés, hiérarchisés. A partir  d’elle, en descendant par degré, apparaissent des subordinations. Chaque norme ou groupe de  normes occupant un degré qui lui permet de s’imposer aux normes qui occupent le degré inférieur  et ces dernières devant être compatibles avec celles des degrés supérieurs, sous peine d’invalidation  juridique. 

Depuis la crise sanitaire, ce principe fondamental de l’Etat de droit est également mis en  cause par le gouvernement au regard de la jurisprudence récente de la Cour constitutionnelle.  En effet, dans sa décision n°45/CC du 31 décembre 2021, la Cour constitutionnelle a jugé  que l’article 6 de l’arrêté n°685/PM du 24 décembre 2021 est inconstitutionnel au motif qu’il viole  le principe constitutionnel de hiérarchie des textes. La situation est d’autant plus préoccupante que  le gouvernement semble également s’affranchir du principe intangible de l’autorité absolue de  chose jugée des décisions de la Cour constitutionnelle

En effet, selon les dispositions de l’article 92 de la Constitution, « les décisions de la Cour  Constitutionnelle ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics, à  toutes les autorités administratives et juridictionnelles et à toutes les personnes physiques et  morales ». Ce principe fondamental de l’Etat de droit est également « saisi d’une fièvre aigüe » ces  derniers temps au regard des mesures gouvernementales qui semblent s’affranchir de son  obligatoriété. Ainsi, dans la décision précitée, la Cour a jugé inconstitutionnel l’article 10 de l’arrêté  n°685/PM du 24 décembre 2021 pour non-respect de la décision n°43/CC du 24 décembre 2021  par laquelle elle annulait l’arrêté n°559/PM du 25 novembre 2021. En un mot comme en mille, il  s’agit simplement d’une violation de l’autorité absolue de chose jugée des décisions du juge  constitutionnel.  

Plus globalement, les procédures accélérées usitées par le gouvernement pour prendre un  nouveau texte après une décision de la Cour semblent avoir pour objectif « de contaminer » l’autorité absolue attachée aux décisions de la Cour constitutionnelle. En effet, dans une interview accordée à Gabon Matin le 27 décembre 2021, j’affirmais déjà que « le nouvel arrêté n°0685/PM  du 24 décembre 2021 fixant les nouvelles mesures gouvernementales de prévention, de lutte et de  riposte contre la propagation de la Covid-19 renferme d’autres difficultés. D’abord, il reprend in  extenso les dispositions incriminées de l’ancien arrêté annulé, comme si la Cour avait vidé  entièrement le fond de la requête, alors que le Gouvernement aurait dû « profiter » de cette décision  pour corriger son texte afin que les mesures qui y sont consacrées soient « strictement proportionnées  et appropriées » (6econsidérant).

Or, en ne prenant pas le temps de la réflexion, le Gouvernement,  non seulement prend un texte qui abroge malencontreusement l’ancien arrêté (article 10), au  mépris de la décision de la Cour annulant ledit texte, mais aussi court le risque de retrouver l’arrêté  n°0685/PM au greffe de la Cour constitutionnelle, avec comme conséquence la suspension de son  application et l’attente d’une sanction éventuelle ». C’est malheureusement le sort qui a été réservé  à l’arrêté n°0685/PM par la décision n°045/CC du 31 décembre 2021. Droit dans ses bottes, le  gouvernement n’a pas infléchi sa stratégie puisque le 3 janvier 2021, il a fait adopter, en Conseil  des ministres, le décret n°0002/PR/MS du 7 janvier 2022, au mépris de la décision n°45/CC de la  Cour constitutionnelle enjoignant le Premier ministre de remédier à la situation juridique qui  découle de l’annulation de cet arrêté dans le délai d’un mois. En d’autres termes, le Premier ministre  devait simplement « corriger » les articles 6 et 10 de l’arrêté n°0685/PM pour se conformer à la  décision de la Cour constitutionnelle. En adoptant le décret n°0002/PR/MS du 7 janvier 2022 à  la place d’un arrêté, le gouvernement a manifestement écorché l’autorité absolue de chose jugée  attachée aux décisions de la Cour constitutionnelle. 

Enfin, l’Etat de droit implique le respect des droits et libertés fondamentaux. Sur le  plan formel, les droits fondamentaux désignent les droits et libertés dégagés de façon solennelle  par les textes fondamentaux (la Constitution et les traités), qui s’imposent aux pouvoirs exécutif,  législatif et juridictionnel et bénéficient d’une garantie spécifique par l’existence d’un juge que les  titulaires peuvent saisir. La fondamentalité de ces droits et libertés se caractérise par le fait qu’ils  sont « inviolables et imprescriptibles de l’Homme (…) et lient obligatoirement les pouvoirs  publics ». En d’autres termes, même en période de crise sanitaire, certains droits et libertés doivent  toujours être préservés en faisant naturellement la balance entre jouissance de ces droits et urgence  et sécurité sanitaires. Or, le constat qui est fait au Gabon est que, depuis la crise sanitaire, les libertés  ont été tellement réduites sans commune mesure avec la réalité des contaminations. Il en est ainsi  de la dignité de la personne humaine, du respect de la vie privée et du corps humain, de l’égalité,  de la liberté d’aller et venir, de la liberté de religion, de la liberté d’association et de réunion, du  droit au travail, etc. Ces libertés et droits ont été, depuis la crise, soit suspendus, soit remis en cause au mépris du principe constitutionnel de proportionnalité. C’est d’ailleurs, pour avoir violé ce  principe de proportionnalité des mesures exceptionnelles de prévention, de lutte et de riposte  contre les catastrophes sanitaires aux circonstances de temps et de lieu que la Cour a censuré  l’arrêté n°0685/PM. 

Mieux, avec la publication du décret n°0002/PR/MS du 7 janvier 2022 portant modification  et suppression de certaines mesures de prévention, de lutte et de riposte contre la propagation de  la COVID-19, le gouvernement met fin à la gratuité des tests de dépistage de la COVID-19 et  introduit insidieusement une obligation vaccinale dont les conséquences, en termes de jouissance  des droits et libertés par les personnes non vaccinées, seront nécessairement désastreuses.  

Au regard de ce qui précède, l’Etat de droit apparaît manifestement « malade » de la  COVID-19 au Gabon. Il appartient aux contrepouvoirs « non encore atteints par la pandémie ou  immunisés contre elle » de le soigner en lui prescrivant un protocole sanitaire approprié et efficace.  C’est ce que les « soignants » du COPIL CITOYEN et de la Cour constitutionnelle ont commencé  à appliquer. Il reste à guérir le « grand corps malade » qu’est le gouvernement, englouti encore dans  les résidus du virus et « extuber » le Parlement pour que l’Etat de droit reprenne vie au Gabon.

 Télesphore ONDO

Professeur de droit public, Directeur du Centre de Recherche et d’Etudes Constitutionnelles,  Administratives, Parlementaires, Politiques et Internationales (CRECAPPI) Université Omar BONGO

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